L’Humanité - Jean-Claude Lebrun - 22/08/2002 - Cécile Beauvoir Un talent à suivre
Parmi les révélations de cette rentrée littéraire, il faudra assurément compter Cécile Beauvoir, née en 1967, professeur d’anglais à Vichy. Le petit recueil de douze nouvelles que celle-ci nous propose se présente en effet comme un véritable petit bijou. D’observation, de finesse, d’écriture. Une ciselure parfaite, derrière laquelle on peut imaginer un amoureux travail de façonnage. Ce sont de telles œuvres qui démontrent la vitalité intacte de la manière classique, s’affirmant encore malgré les innovations de tous ordres et de toutes ampleurs qui se sont succédé depuis près d’un siècle. Dans ces petits textes, qui apparaissent en fait comme des chapitres d’une même histoire, une narratrice unique fait entendre sa parole. Elle restitue des morceaux de vie, comme autant de tableaux successifs à partir d’une même trame. Des personnages, des lieux, des ambiances s’y retrouvent au fil des pages. Tous magnifiés par une considérable force d’évocation. Un rapport aux êtres et aux choses s’y dessine, fait d’impressions, de sensations, de notations minuscules. Il y a là une sensualité de tous les instants, une sorte de constante disponibilité aussi. De la mémoire de cette narratrice, elle-même adepte de l’écriture et manifestement grande lectrice, ressurgissent des moments d’une existence de fillette à Clermont-Ferrand, dans les années soixante. Le salon de coiffure, tenu par les parents, la blouse avec les peignes dans la poche, les clientes sous des séchoirs qui leur chauffaient les épaules ; la vieille épicerie rurale, les inoubliables ris de veau au madère et tartes à la bouillie, d’une marraine à la campagne, visitée chaque dimanche par la famille; la table de nuit du père et son tiroir, au fond duquel la jeune fille un jour eut la surprise de découvrir des feuillets couverts d’une écriture régulière, qui racontaient « l’histoire tragique d’un copain de pension »…L’art de Cécile Beauvoir, c’est aussi d’évoquer en creux, là-derrière, les secrets et les richesses cachés de plusieurs destinées d’apparences parfaitement banales.
Quelque part, la narratrice dit respirer une « odeur de temps ». L’on ne saurait, en l’espèce, mieux dire. Tout de suite, on croit pouvoir lorgner du côté de l’inévitable Proust. Mais le dessein de l’auteur semble consister moins à ressusciter un temps perdu qu’à retrouver des sensations éprouvées, depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte. De celles qui continuent de modeler une manière de se sentir soi-même et de regarder alentour. L’on est ici sans cesse frappé par la densité de l’univers que restitue Cécile Beauvoir. Par le fourmillement des détails, tous chargés de sens, qui depuis toujours paraissent avoir transfiguré et poétisé chaque instant d’une existence ordinaire. Comme une capacité à mettre partout de la beauté, et rendre ainsi le périssable inoubliable, l’inscrire dans l’ordre de la permanence. La veste de laine aujourd’hui offerte, après vingt ans passés dans une armoire, qui enclenche le souvenir du cliquetis des soirées de tricot : « C’est ma mère retrouvée ». Plus loin, un véritable bouquet de sensations, quand la narratrice se rappelle sa main de petite fille dans celle de son grand-père : « Je sens sous mes doigts le tissu d’une veste grise à rayures noires ». Ce sont encore les doigts du père posés sur des cheveux pour placer un cran. Les bigoudis et leurs piquants dans les coiffures. Plus tard, après le départ d’un homme aimé, le vieux gilet dans lequel longtemps elle se love : « Remonter sa fermeture Eclair, c’était refermer son corps autour du mien ». Une autre fois elle observe comment, avec la pluie, « l’eau sous les roues des voitures fait une belle musique – une mélodie mouillée ». C’est une admirable disposition à métamorphoser les choses du quotidien qui se manifeste ici. Sans pour autant oublier les drames, proches ou lointains. Cette poétisation du monde n’est en aucune manière synonyme d’une quelconque candeur. Des tragédies, intimes ou collectives, se laissent percevoir à l’horizon. Elles donnent aux souvenirs, aux moindres bonheurs du jour, un surcroît de saveur.
Tout comme certaines musiques, des airs de jazz notamment. Et les livres. Ceux des premières lecture – « Petite, je me gavais de pain. Puis vinrent les livres » -, ensuite les poèmes de William Blake, les romans d’Alessandro Baricco, de Christian Bobin, Jean-Marie Le Clézio. Tous semblablement capables d’insuffler aux êtres et aux choses une certaine spiritualité. L’un des récits les plus poignants de Cécile Beauvoir se déroule dans une maison de retraite, où régulièrement un ancien postier arrive avec un sac rempli de livres, et fait venir un regain de vie, par sa présence, par les promesses de plaisir qu’il apporte avec lui. Il avait auparavant connu un autre versant de l’écriture : une jeune fille dans une ferme de sa tournée, retrouvée suicidée, après qu’il lui avait remis le courrier du jour, pour elle une lettre de rupture. Ecrire, ce pourrait être en l’occurrence à la fois transfigurer et faire son deuil. On pense là encore à ce professeur vieillissant de littérature anglaise, dont la narratrice fut l’étudiante et l’amante, et qui désormais chaque jour tire au hasard l’un des petits billets d’amour qu’elle lui remettait, pour le relire et y trouver un autre genre de plaisir. Envie d’amour, le titre du recueil prend ainsi peu à peu sa dimension véritable, bien au-delà du seul sentiment amoureux. Plutôt une dilection dont on retrouve les multiples harmoniques dans cette « suite » de textes, au sens musical du terme. Qui continûment emporte le lecteur et le fait vibrer.